« Il faut reconnaitre les droits des communautés sur les terres, mais elles doivent les utiliser pour la production » (Alaina Yacoub Possey, Tchad)

Première publication sur https://www.agenceecofin.com/gouvernance/2211-113902-il-faut-reconnaitre-les-droits-des-communautes-sur-les-terres-mais-elles-doivent-les-utiliser-pour-la-production-alaina-yacoub-possey-tchad

(Agence Ecofin) - La cinquième édition de la Conférence sur les politiques foncières en Afrique (CLPA) a commencé mardi 21 novembre 2023 au siège de l’Union africaine à Addis-Abeba, en Éthiopie. Les discussions tenues au cours de cette première journée ont tourné autour de plusieurs points, y compris les réformes foncières réussies en Afrique et leurs liens avec le commerce intra-africain.

Sur place, Agence Ecofin s’est entretenu avec un des panélistes, Alaina Yacoub Possey, Secrétaire Général du Ministère de l’Aménagement du Territoire, de l'Habitat et de l'Urbanisme du Tchad. Ce dernier a expliqué les enjeux et défis complexes autour du foncier au Tchad, les mesures prises par le gouvernement pour y faire face. Il a également donné son avis sur la situation du foncier sur le continent africain et ce qu’il faut faire pour trouver des solutions efficaces aux problèmes du secteur afin d’accélérer la mise en œuvre de la Zlecaf et le développement économique des pays. 

Agence Ecofin : Vous sortez d’un panel dont le sujet portait sur les réformes foncières réussies en Afrique et leurs liens avec le commerce intra-africain. Ce sujet n’est pas sans rappeler le thème de cette édition de la Conférence. Y a-t-il vraiment un lien direct entre la bonne gouvernance du foncier et l’accélération de la mise en œuvre de la ZLECAf ?

Alaina Yacoub Possey : Oui, le lien existe bel et bien. En effet, si vous voulez mettre en place une zone d’échange économique, ce sont des petites zones d’économie éparpillées sur des territoires que vous voulez intégrer ensemble. Et cela veut dire que vous devez faire des travaux d’aménagement pour les lier en termes de transport avec des infrastructures de développement. Et ces infrastructures-là ont besoin d’espace, d’un énorme espace.

« Je crois que le foncier est à la base de tout. Et quand on a un cadre réglementaire, qui prend en compte les différents contextes de tous les pays et que nous disposons de cadres juridiques harmonieux à l’échelle du continent, c’est plus facile de mettre en œuvre de tels projets. » 

Par exemple, dans la zone CEMAC, vous allez prendre une partie du Cameroun, vous entrez un peu en Centrafrique, au Congo, au Gabon. Si vous voulez construire des voies ferroviaires dans cette zone par exemple, ces voies devront traverser des forêts. Des gens vivent grâce à ces forêts-là depuis des années. Si on n’a pas une bonne réglementation pour permettre la mise en œuvre d’un tel projet, je pense que la création de la Zone de libre-échange pose problème.

Je crois que le foncier est à la base de tout. Et quand on a un cadre réglementaire, qui prend en compte les différents contextes de tous les pays et que nous disposons de cadres juridiques harmonieux à l’échelle du continent, je crois que c’est plus facile de mettre en œuvre de tels projets.

AE : L’importance de la bonne gouvernance foncière pour le développement économique de l’Afrique est souvent évoquée. Quand on prend spécifiquement le cas du Tchad, quels sont les principaux enjeux et les défis auxquels est confronté l’État ?

AYP : Il faut situer le problème dans un contexte plus simple pour que ce soit facilement compris, parce que tout tourne autour du développement économique. Les enjeux et les défis sont à différents niveaux, et pour le Tchad, ils sont étroitement liés. Ils sont d’abord d’ordre géographique. Dans le contexte du Tchad, nous sommes un territoire très vaste et la population est beaucoup plus concentrée sur une partie du pays. Chaque partie de ce vaste territoire a ses potentialités, vous pouvez avoir des parties riches pour l’agriculture, d’autres pour des ressources halieutiques, etc. Mais ces ressources ainsi que les infrastructures sont réparties de façon inéquitable. J’ai donné au cours du panel l’exemple d’une ville tchadienne qui s’appelle Faya-Largeau où les pluies sont extrêmement rares (les dernières grandes pluies datent de 2010). Dans certaines zones de cette ville, vous pouvez creuser à quelques mètres seulement de profondeur et avoir de l’eau, ce qui peut être favorable pour certaines cultures. Toutefois, pour transformer ces cultures en levier de développement économique, il faut pouvoir relier la ville à d’autres territoires du pays. Or, cette ville est à près de 1000 km de la capitale N’Djamena, cela implique qu’il faut peut-être bitumer une voie sur une si longue distance, avec 70% du parcours en zone désertique.

Quand on prend le foncier au Tchad, on a essayé de mettre en place un certain nombre de projets pour enclencher les processus de développement économique. Dans le domaine énergétique, le pays souffre de problèmes énergétiques. Nous avons des accords avec le Cameroun, parce que le Cameroun a une capacité hydroélectrique qu’il peut partager avec le Tchad. Il y a un schéma sous-régional d’aménagement du territoire pour faire en sorte qu’on puisse étendre jusqu’à N’Djamena, la voie ferrée qui relie Douala à Ngaoundéré. Cela permettra l’écoulement de certains produits qui sont au Tchad vers le Cameroun et vice-versa.

Sur le plan agricole, nous avons, par exemple, un cheptel de plus de 140 millions de têtes de bétail, et certains éleveurs doivent amener leur bétail au Cameroun, au Nigeria, et avec tout ce que nous avons comme problème en termes de sécurité, de circulation des personnes et de biens, ces commerces deviennent difficiles. C’est pour ça qu’on a essayé de mettre en place un schéma d’aménagement du territoire pour que les questions du pastoralisme soient réglées. 

« Sur le plan agricole, nous avons, par exemple, un cheptel de plus de 140 millions de têtes de bétail, et certains éleveurs doivent amener leur bétail au Cameroun, au Nigeria… »

Et en dehors de ça, on s’est rendu compte que comme tout est lié à la terre, il faut faire de sorte que dans les différents secteurs, l’élevage, l’agriculture, les mines, l’industrie, on puisse définir un cadre juridique unique, surtout en matière de gestion foncière. Donc on a mis en place un comité multi-acteurs qui a regroupé les représentants de ces différents ministères, la société civile, la chefferie traditionnelle, pour qu’on puisse doter le Tchad d’un document de politiques nationales foncières. Et maintenant, ce travail a été fait, ce document a été validé sur le plan technique et a été transmis au gouvernement, et il revient maintenant au gouvernement de se l’approprier pour en faire une loi.  Et en plus de cette loi, il y a des projets, des textes sur le pastoralisme, sur les codes domanial et foncier qu’on a dû mettre en instance pour que nous puissions avoir d’abord une vision globale qui intègre tous ces secteurs-là. Dès que nous aurons cette loi, on va les reprendre pour faire une relecture et les soumettre aux instances compétentes pour leur adoption.

AE : Et en ce qui concerne la feuille de route du Ministère de l'Aménagement du Territoire, de l'Habitat et de l'Urbanisme au Tchad, comment cette question du foncier est-elle abordée ?

AYP : Le Tchad a engagé un certain nombre de réformes. Le pays a mis en place une banque de l’habitat et une société de promotion foncière immobilière pour l’accompagner dans la mise en œuvre de sa politique en matière d’habitat. La banque de l’habitat crée un mécanisme pour que les gens puissent souscrire à un crédit. Les crédits immobiliers, ce sont des crédits dont les retours sur investissement se font sur une longue période, compte tenu de la situation économique.

C’est pratiquement la même chose dans la zone CEMAC, le SMIC est à 60 mille et les logements sociaux se font pour les pauvres. Mais quelqu’un qui gagne 60 000 francs par mois, si vous lui demandez de payer peut-être 20 000 chaque mois pour avoir un logement, il faut étaler ça sur 20 ans. Donc, la banque de l’habitat est là pour créer ces mécanismes. Pour l’aspect opérationnel, la société de promotion foncière immobilière, qui est une société à économie mixte va faire l’aménagement foncier, construire le type d’habitat adéquat selon les différentes catégories sociales.

« Nous avons deux régimes fonciers. Les textes disent qu’il y a des terres qui appartiennent à l’État et les mêmes textes disent qu’il y en a qui appartiennent aux communautés, sans qu’il y ait de limites précises. »

Cependant, comme je le disais tout à l’heure, nous avons deux régimes fonciers. Les mêmes textes disent qu’il y a des terres qui appartiennent à l’État et les mêmes textes disent qu’il y en a qui appartiennent aux communautés, sans qu’il y ait de limites précises, ce qui représente un vrai défi pour la mise en œuvre de ces projets.

AE : Justement, comment le Tchad aborde-t-il cette question ? Parce que ce n’est pas seulement au Tchad que l’on constate cette dualité entre la loi et les droits coutumiers, d’autres pays africains vivent la même chose.

AYP : En faisant promulguer ces textes, on aurait dû aller plus loin pour délimiter clairement ces terrains. Aujourd'hui, quand vous voulez développer au Tchad, par exemple, un projet de 10 000 logements, vous avez un espace, vous prenez un acte, vous mettez ça à la disposition de la société de promotion foncière immobilière. Dès qu’elle va commencer les travaux de terrassement, vous voyez des gens qui sortent, des fois avec des chefs coutumiers pour dire « non, ce sont nos terres, ça fait tel nombre d’années que nous cultivons dessus ».

« Dès qu’elle va commencer les travaux de terrassement, vous voyez des gens qui sortent, des fois avec des chefs coutumiers pour dire « non, ce sont nos terres, ça fait tel nombre d’années que nous cultivons dessus ». 

Si l’État veut faire le forcing, des fois ils sont obligés d’aller devant les tribunaux, et ces derniers délivrent une ordonnance pour cessation de troubles. Mais la situation fait que ceux qui veulent mettre de l’argent dans ces projets, les partenaires financiers, deviennent hésitants. Donc, c’est ça la difficulté que nous rencontrons.

Même quand l’État fait un lotissement pour faire une attribution de parcelles à vocation d’habitation en milieu urbain, toutes ces attributions sont attaquées par les présumés occupants coutumiers. Par exemple, si vous venez en saison de pluie, certainement vous allez voir un champ de maïs ou un champ de riz, cela prouve quand même qu'il y a quelqu'un qui occupe cet espace. Mais quand vous revenez six mois plus tard en saison sèche, vous allez voir que le terrain est complètement nu, et vous n’avez pas de preuves matérielles pour dire que ça appartient à quelqu’un. 

AE : Quand une population pense qu’elle a hérité de la terre de ses ancêtres et que c’est son devoir de la protéger, est-ce que l’État est vraiment capable de convaincre cette population de céder cette terre ? Pensez-vous que ce soit vraiment possible dans le contexte africain ?

AYP : C’est possible, quand on prend ça sous le seul prisme de production économique, c’est-à-dire en prenant la terre comme étant un moyen de production économique. Quand on vous la donne, c’est pour que vous fassiez une production économique. Quand on prend ça sous cet angle-là, c’est très facile de trouver un compromis.

« Quand on vous donne une terre, c’est pour que vous fassiez une production économique. Quand on prend ça sous cet angle-là, c’est très facile de trouver un compromis. » 

Cependant, dans la plupart des pays africains, on détient la terre pour une question de fierté. C’est pour mon grand-père, c’est pour ci, c’est pour ça. D’un autre côté, compte tenu de la faiblesse économique de nos pays, la terre est devenue un système, c’est-à-dire une marchandise, un moyen de placement, un moyen de blanchiment d’argent, un moyen de spéculation. Quand tous ces facteurs s’ajoutent au prisme production économique, les débats deviennent difficiles.

Pour aller plus loin, c’est vrai qu’il y a des terres qui appartiennent aux communautés. On ne peut pas aujourd’hui dire que la terre appartient à l’État comme dans nos législations où on dit que toute terre nue, vacante et sans maitre, appartient à l'État. S’il y avait des terres nues, vacantes et sans maitres, est-ce que juste avant ces législations, on aurait eu besoin d’utiliser la force pour occuper ces territoires ? C’est un peu contradictoire.

De l’autre côté, a contrario, on reconnait ces droits aux populations, aux communautés, mais il va falloir leur comprendre qu’ils doivent utiliser ces terres pour faire une production agricole permettant le développement collectif et l’intérêt général du pays.

Quand on va dans ce sens, je crois que c’est plus facile de les convaincre. Mais quand on va dans le sens de spéculation, parce que son terrain est entré dans le périmètre urbain, on vient le déposséder en lui donnant peut-être une modique somme et par la suite, quelqu'un d’autre viendra construire un hôtel dessus et faire des profits pendant 20-30 ans, le débat devient difficile, très difficile.

AE : Quelles perspectives voyez-vous en matière de gouvernance foncière pour le Tchad, et pour l’Afrique ?

AYP : Côté Tchad, je crois que nous sommes actuellement en transition. Et quand on dit transition, on est dans une période où tout se fait par consensus. Le gouvernement qui est en place est fait sur la base d’un consensus. Il y a les acteurs de la société civile, les ONG, les chefferies traditionnelles, les partis politiques. Et dans la structure de décision qui est le Conseil national de transition, c’est fait également de la même sorte. Et donc, le document de politique foncière dont je parlais tantôt a beaucoup plus de chances d’aboutir. Si la configuration change, vous verrez que le débat aussi va changer. En dehors de cela, nous sommes un pays avec une faible densité. Il suffit de régler le problème de gouvernance, d’être juste dans le partage de la terre comme ressource, pour que tous les projets qui vont être mis en œuvre sur le plan national, sur le plan sous-régional, soient mis en œuvre facilement. La réforme que nous sommes en train de faire tient compte de toutes ces configurations et de toutes les directives qui sont prises en matière de politique foncière en Afrique, de l’Agenda 2063, etc.

En ce qui concerne les perspectives pour l’Afrique, je crois que des fois, on a trop de divergences, en termes de gouvernance. C’est un peu compliqué de faire en sorte que ces petites divergences n’existent plus. Et il faudrait qu’en dehors de cela, que nous soyons en mesure, à l’échelle du continent et des sous-régions, de financer nos institutions pour les rendre plus fortes. Si elles ne sont pas plus fortes et que nous ne les finançons pas pour qu’elles soient plus fortes, tout ce que nous sommes en train de dire n’aboutira à rien, chacun sera obligé de se limiter à la cour de sa maison et faire ce qu’il a la possibilité de faire. 

Propos recueillis par Louis-Nino Kansoun, depuis Addis-Abeba

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